Nous nous sommes demandé si la connaissance était possible. Il a dit : «Finalement la connaissance est impossible car nos sens mentent. Or, ils sont notre seul médiateur entre les choses qui nous entourent et notre pensée, nos intelligences.» J'ai confirmé. «Démocrite et Protagoras affirmaient la même chose. Les hommes les ont accusés d'hérésie et ont porté aux nues Platon qui les gavait de fables.
— Les foules ont toujours été ainsi, a repris Omar. Elles craignent l'incertitude et c'est pourquoi elles préfèrent un mensonge qui affirme quelque chose de solide à un savoir, même sublime, qui ne leur offre pas de prise ferme. On ne peut rien y faire, celui qui veut être le prophète des foules doit se comporter avec elles comme des parents avec leurs enfants : il doit les gaver de contes et de fables. C'est pourquoi le sage restera toujours loin d'elles.
— Mais le Christ et Muhammad ont pourtant voulu le bien des foules ?
— Oui, a-t-il répliqué, ils voulaient leur bien mais ils connaissaient aussi leur indigence sans espoir. La compassion les a poussés à leur faire miroiter ce paradis qu'ils obtiendront dans l'au-delà en paiement de toutes leurs souffrances dans ce monde.
— D'après toi, pourquoi Muhammad a-t-il permis que des milliers de gens meurent pour sa doctrine alors qu'elle reposait sur des fables?
— Je pense, dit-il, que c'est parce qu'il savait que, de toute façon, les hommes s'entretueraient pour des motifs plus bas encore. Lui voulait se créer le royaume du bonheur sur terre. Pour atteindre ce but, il a imaginé des dialogues avec l'archange Gabriel, sinon on ne l'aurait pas cru. Il leur a promis les splendeurs du paradis après la mort et en a fait des braves et des invincibles.»
J'ai réfléchi et lui ai dit «Il me semble que plus personne aujourd'hui n'irait à la mort avec joie contre la seule promesse d'aller ensuite au paradis.
— Les peuples aussi vieillissent. L'idée du paradis s'est émoussée et n'éveille plus la joie d'autrefois. Les gens ne croient en lui que parce qu'ils sont trop paresseux pour se saisir de quelque chose de nouveau.
— Donc tu penses, lui ai-je demandé, que le prophète qui, pour les gagner, annoncerait le paradis aux gens aujourd'hui tomberait mal ?» Omar a souri. «Très mal. Car le même flambeau ne brûle pas deux fois et la tulipe fanée ne refleurit pas. Le peuple est satisfait de ses petits plaisirs. Si tu n'as pas la clef pour ouvrir la porte du paradis à un vivant, mieux vaut abandonner toute idée de devenir prophète.»
Comme touché par la foudre, je me suis saisi la tête. En plaisantant, Omar avait exprimé une idée qui a enflammé mon esprit comme un incendie. Oui, les peuples voulaient des fables et des contes et aimaient l'aveuglement dans lequel ils vagabondaient.