Il éteignit la lumière et descendit par le hublot, les pieds devant. Mais comme ses épaules ne pouvaient pas passer, il remonta, puis recommença la même manœuvre, cette fois en n’engageant qu’un bras à la fois. Un mouvement du paquebot l’aida et il se trouva en dehors, suspendu par les mains.
Quand ses pieds eurent touché l’eau, il se laissa tomber. La mer était semblable à une mousse blanche. Il glissa le long du flanc de la Mariposa qui ressemblait à un mur sombre percé ici et là par quelques hublots allumés. Sûrement, elle allait arriver en avance… Presque sans s’en apercevoir, il se retrouva à l’arrière et il nagea doucement dans l’écume pétillante.
Une bonite, attirée par son corps blanc, vint le mordre et ça le fit rire. Elle avait enlevé le morceau ; la petite douleur qu’il en ressentit lui rappela la raison de son geste. L’action la lui avait fait oublier. Les lumières de la Mariposa s’évanouissaient dans le lointain et il nageait aussi tranquillement que s’il avait eu l’intention d’aborder au rivage le plus proche, à un millier de lieues environ.
L’instinct de conservation agissait encore. Il cessa de nager, mais dès qu’il sentit le flot recouvrir ses lèvres, ses mains battirent fortement l’eau pour remonter à la surface. Le désir de vivre, se dit-il en se moquant de lui-même. Eh bien ! il avait de la volonté, assez de volonté pour en finir et, d’un dernier effort, cesser d’exister.
Il changea sa position, se mit debout. Il regarda les étoiles sereines, et expulsa tout l’air de sa poitrine. D’une vigoureuse poussée de ses mains et de ses pieds il sortit son buste hors de l’eau pour prendre son élan. Puis il se laissa aller et s’enfonça, sans un geste, dans les flots, comme une statue blanche. Il avala l’eau, de toutes ses forces, comme un anesthésique. Comme il étouffait, inconsciemment, ses bras et ses jambes battirent l’eau avec violence et il remonta à la surface sous la claire lumière des étoiles.
Le désir de vivre, se dit-il avec mépris, en tâchant vainement d’empêcher ses poumons en feu d’aspirer l’air. Il fallait essayer d’une autre manière. Il respira à fond, de façon à pouvoir descendre très profondément. Puis, il plongea la tête la première, en nageant de toutes ses forces et de toute sa volonté. Les yeux ouverts, il voyait les bonites rapides zébrer l’eau de flèches phosphorescentes. Il espéra qu’elles ne l’attaqueraient pas, car la tension de sa volonté aurait pu se relâcher. Mais elles ne s’occupèrent pas de lui et il remercia la vie de cette dernière faveur.
Il nagea encore, toujours plus profondément. Ses bras et ses jambes, rompus de fatigue, ne remuaient plus que faiblement. La pression de l’eau était douloureuse à ses tympans et sa tête bourdonnait. Son endurance était à bout, mais il se força à descendre plus bas encore. Bientôt sa volonté l’abandonna. Au milieu d’un grand bouillonnement, ses poumons se vidèrent complètement de l’air qu’ils conservaient encore. Tels de minuscules ballonnets, de petites bulles glissèrent en rebondissant sur ses joues et devant ses yeux dans une ascension éperdue vers la surface. Puis vinrent la souffrance et l’étouffement. Ce n’était pas la mort encore, se dit-il, au bord de l’inconscience. La mort ne faisait pas souffrir. C’était la vie, cette atroce sensation d’étouffement : c’était le dernier coup que devait lui porter la vie.
Ses mains et ses pieds, dans un dernier sursaut de volonté, se mirent à battre, à faire bouillonner l’eau, faiblement, spasmodiquement. Mais malgré ses efforts désespérés, il ne pourrait jamais plus remonter ; il était trop bas, trop loin. Il flottait languissamment, bercé par un flot de visions très douces. Des couleurs, une radieuse lumière l’enveloppaient, le baignaient, le pénétraient. Qu’était-ce ? On aurait dit un phare. Mais non, c’était dans son cerveau, cette éblouissante lumière blanche. Elle brillait de plus en plus resplendissante. Il y eut un long grondement, et il lui sembla glisser sur une interminable pente. Et, tout au fond, il sombra dans la nuit. Ça, il le sut encore : il avait sombré dans la nuit.
Et au moment même où il le sut, il cessa de le savoir.
Martin Eden
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La vie est une chose étrange. C'est un jeu auquel personne ne gagne. C'est dans la souffrance que l'enfant aspire son premier souffle, et dans la douleur que le vieillard exhale son dernier soupir ; chaque jour de l'existence apporte sa part d'ennuis et de tristesse. Pourtant, on avance vers la mort, qui nous tend les bras, en chancelant, en tombant, en détournant la tête, mais en lui résistant jusqu'au bout. Et la mort est douce ! Il n'y a que la vie, toutes les choses de la vie qui nous blessent. Il n'empêche que nous l'aimons et haïssons la mort. N'est-ce pas étrange ?
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Maintenant qu'il gisait à terre, Morganson n'avait plus peur. Il eut une vision : on retrouvait son corps dans la neige ; pendant un instant, il s'attendrit sur lui-même et pleura. Mais il ne ressentait aucun effroi. Le combat était perdu. Lorsqu'il voulut rouvrir les yeux, il constata que ses larmes gelées les avaient clos. Il n'essaya pas de les libérer de cette couche de glace. Aucune importance. Il n'aurait pas cru qu'il fût aussi facile de mourir. Il s'en voulait même d'avoir tant lutté et tant souffert durant d'interminables semaines. Il avait été dupé et tyrannisé par la peur de la mort. Or la mort ne faisait pas mal. Chacun des tourments qu'il avait endurés était un tourment de la vie. La vie avait calomnié la mort. Quelle cruauté!
Puis sa colère s'éteignit. Les mensonges et les déceptions de la vie n'avaient plus d'importance, maintenant qu'il atteignait son but. Il eut conscience de s'assoupir, et se sentit envahi par un doux sommeil, plein de promesses de soulagement et de repos. Il n'entendait presque plus le hurlement des chiens, et une pensée fugitive lui vint : il dominait sa chair que le gel ne mordait plus. Puis la lumière et la pensée cessèrent de palpiter derrière ses cils ornés de larmes, et, avec un soupir d'épuisement et de bien-être, il sombra dans le sommeil.
La fin de Morganson