Nos sociétés sont devenues tellement aseptisées que le moindre imprévu prend des proportions intolérables. Dès qu’on pète de travers ou qu’on glisse sur une peau de banane, on ouvre des cellules de soutien psychologique. Cette tendance qui se veut rassurante ne l’est pas. En voulant protéger, on vulnérabilise. On nous parle comme à des gosses, on nous console comme des gosses, on nous infantilise comme des gosses. À force de crier au loup à tort et à travers, on ne sait plus distinguer ce qui est regrettable de ce qui est tragique, ce qui est douloureux de ce qui est insupportable, ce qui est triste de ce qui est traumatisant. Tout est mis au même niveau, tout a la même valeur. Car le mot “victime” a envahi notre vocabulaire. “Victime” est un mot qui désigne aussi bien celui frappé par une gastroentérite que celui renversé par une bagnole ou que ceux qui se font massacrer dans leur journal.
À l’hôpital où je fus par la suite évacué, un type vint me rendre visite. Il travaillait au ministère des Affaires étrangères, et m’informa que j’allais être pris en charge par un “Fonds d’indemnisation des victimes”. Je n’avais jamais entendu parler de cette institution. C’est à cette occasion qu’on me qualifia pour la première fois de “victime”. Je n’avais jamais pensé me définir ainsi. J’étais blessé, j’étais chanceux, j’étais convalescent, j’étais mal en point, j’étais triste, j’étais honteux, j’étais mélancolique, j’étais déterminé, j’étais en colère, j’étais abattu, j’étais vivant, j’étais mal rasé, j’étais énervé, j’étais dessinateur, j’étais en pyjama, j’étais sous morphine, j’étais seul. J’étais vivant. Mais pas “victime”. Victime est un mot qui vous range aux côtés des chiens battus victimes de leurs maîtres, des enfants martyrs victimes de leurs parents, des licenciés pour causes économiques victimes des lois du marché. Le mot “victime” est un faux ami qui ne vous aide pas mais au contraire vous met la tête sous l’eau et vous noie.
“Innocent”, j’étais innocent. Pas victime.
“Innocents”, nous l’étions tous. Nous n’avions rien fait pour mériter d’être fusillés. “Innocent” délimite deux mondes impossibles à mélanger. Celui des coupables et celui des non-coupables. “Innocent” est le mot qui nous protégerait des amalgames que tentent les avocats crapuleux dans les prétoires, quand ils prétendent que les assassins qu’ils défendent sont autant “victimes” des injustices de la société que ceux qu’ils ont massacrés gratuitement. “Victime” est un mot qui permet à l’infamie de mettre les innocents dans la même cellule que celle des coupables.
“Innocent” et rien d’autre.
in Une minute quarante-neuf secondes - Riss (2019)